Enrico Letta : Unis dans la diversité abonné

« Unis dans la diversité » : s’il est une personne pour qui la devise européenne a encore du sens, c’est bien lui. Ancien président du Conseil des ministres italien, aujourd’hui professeur à Sciences Po Paris, cet Européen convaincu n’a jamais cessé de militer pour le projet européen, seul niveau pertinent pour affronter efficacement les problèmes à venir. Rencontre.

Par Jérôme Citron— Publié le 27/03/2017 à 09h29

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Comment qualifiez-vous le Brexit, ce choix des Britanniques de sortir de l’Union européenne ?

Le Brexit est un choc, car il s’agit d’un événement alimenté par des valeurs qui sont à l’extrême opposé de celles défendues par l’Europe depuis sa création. L’idée de l’Europe, c’est l’échange et l’intégration de peuples divers. C’est un projet qui fait le pari qu’ensemble, on est plus fort que chacun de son côté. Tout l’inverse de ce que représente le Brexit et, d’une certaine façon, de ce que représente l’élection de Donald Trump. Je rapproche très souvent ces deux événements de l’année 2016 car ils portent ce même message de repli sur soi, de volonté d’ériger des murs entre les individus quand l’Europe se donne au contraire pour objectif de les faire tomber.

Comment cela va-t-il se passer concrètement ?


Biographie express

Ministre pour les Politiques communautaires en 1998, puis de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat dans les gouvernements sociaux-démocrates de Massimo D’Alema et Giuliano Amato. Député de l’opposition de 2001 à 2006, Enrico Letta retrouve le gouvernement, en 2006, comme secrétaire d’État à la présidence du Conseil des ministres, auprès de Romano Prodi. Nommé président du Conseil en avril 2013, il forme un gouvernement de grande coalition. Il démissionne le 14 février 2014. Matteo Renzi lui succède. En 2015, il abandonne la politique pour rejoindre l’école des affaires internationales de SciencesPo Paris.

En juillet 2016, il est élu à la présidence de l’Institut Jacques Delors. Ce think tank européen fondé par Jacques Delors en 1996 (sous le nom Notre Europe) s’est fixé comme missions de produire des analyses, faire des propositions destinées aux décideurs européens et contribuer aux débats relatifs à l’Union européenne en s’adressant à un public plus large. Tout savoir sur les travaux de Notre Europe Institut Jacques Delors : www.institutdelors.eu

Nul ne le sait. C’est la première fois que l’Union européenne est confrontée à la sortie de l’un de ses membres. Tous les scénarios sont sur la table, même les plus fous. Le 28e État de l’Union va peut-être devenir l’Écosse, et l’Irlande du Nord va peut-être rejoindre l’Irlande. On peut très bien imaginer aussi que les Anglais se prononcent par référendum à la fin des négociations et demandent finalement leur réintégration dans l’Union.

Face à toutes ces inconnues, il me semble important de bien séparer tout ce qui relève du Brexit des discussions que doivent avoir les États membres afin de déterminer l’avenir de l’Union. Pour résumer, le Brexit est un divorce. Les discussions seront longues, compliquées et douloureuses, mais elles ne doivent pas empêcher l’Union d’avancer en parallèle.

Le choix des Britanniques peut-il avoir un effet boule de neige ?

C’est un risque. Les pays européens sont aujourd’hui suspendus aux résultats de l’élection présidentielle française. Tous craignent une victoire de l’extrême droite, qui signifierait la fin de l’Europe comme nous l’avons connue. Après la Première Guerre mondiale, Paul Valéry a écrit : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » On peut dire qu’aujourd’hui l’Europe a pris conscience qu’elle était mortelle. Si les Français choisissent le repli sur soi à la suite des Britanniques et des Américains, le message serait terrible. Il s’agit de trois pays majeurs du Conseil de sécurité des Nations unies.Heureusement, rien n’est écrit. Les prochaines élections françaises et allemandes peuvent tout aussi bien donner naissance à un nouveau couple franco-allemand capable de redonner une dynamique au continent. Les électeurs auront dans quelques semaines une responsabilité immense.

Le tableau semble très noir, et la montée des populismes inexorable. Quels sont les signaux positifs ?

Je me méfie beaucoup de toutes ces discussions autour de la montée des populismes dans le monde, comme si le Front national français avait quelque chose à voir avec le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, en Italie, ou Podemos, en Espagne. Ce mot de « populisme » me paraît bien utile à l’establishment politique pour ne pas se remettre en question. L’élection de Trump aux États-Unis représente-t-elle la victoire du populisme ou la faillite de l’establishment démocrate, qui a soutenu une candidate dont personne ne voulait, une candidate qui représentait pour les Américains le passé ? Je pense que n’importe quel autre candidat démocrate, même inconnu, aurait battu Donald Trump.

Pour redonner un élan à l’Union, nous avons besoin d’un couple franco-allemand fort, et certains signes sont encourageants. Nous sommes à la veille d’élections importantes en France comme en Allemagne, et le prochain chancelier sera peut-être Martin Schulz, l’ancien président du Parlement européen. Il s’agit d’un Européen convaincu qui a fait l’essentiel de sa carrière politique à Bruxelles. Pour une fois, l’Europe représente un tremplin politique alors que dans de nombreux pays, notamment en France, c’est plutôt vu comme le refuge des personnalités qui ont perdu leur mandat national. En France, les mentalités semblent également évoluer. Emmanuel Macron tient un discours proeuropéen très fort sans que cela nuise à sa campagne.

Le départ des Britanniques peut aussi apparaître, dans un certain sens, comme une opportunité d’avancer
en matière sociale. N’oublions pas qu’ils étaient souvent à la manœuvre pour bloquer toute tentative visant à établir des règles communes et ainsi éviter que les États membres ne se lancent dans une forme de dumping social.

EnricoLetta2Comment expliquer tout de même un tel scepticisme dans l’opinion publique, on peut même parler de rejet du projet européen ?

Le continent a affronté trois crises ces dix dernières années, qui ont profondément fragilisé le projet européen aux yeux de l’opinion publique. Tout d’abord, il y a eu la crise de 2008. Il s’agissait d’une crise de la finance américaine au départ, mais qui s’est transformée en crise de l’euro et en crise sociale. Les pays européens ont mis plus de quatre ans à trouver un accord pour « sauver l’euro ». Ce temps de réaction très long a contraint les pays du Sud à appliquer des politiques d’austérité dévastatrices. En Italie et en Espagne, le chômage des jeunes est monté jusqu’à 40 %, voire 50 %, et cela, pendant plusieurs années. Et je ne développe pas ici la question grecque. C’est dévastateur pour une société. L’idée que c’était mieux avant l’euro s’est alors installée dans…

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