[Entretien croisé] Après le drame de Conflans-Sainte-Honorine

Publié le 18/12/2020

L’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre dernier a produit un traumatisme national. L’école a été frappée au coeur. Retour sur le drame et les questions qu’il suscite avec Claire Bonhomme, secrétaire générale du Sgen-CFDT de l’académie de Versailles, Laurent Kaufmann, correspondant académique du Sgen-CFDT des personnels de direction et principal de collège à Montreuil et Diego Melchior, secrétaire général de la CFDT Île-de-France.

Comment avez-vous réagi face à l’assassinat de Samuel Paty ? La réponse de l’institution vous a-t-elle parue à la hauteur ?
Laurent Kaufmann (LK) : N’oublions pas que ce n’est pas la première fois que nous vivons un drame de ce type dans notre histoire récente. En mars 2012, à Toulouse, un enseignant avait été assassiné. Avec les vacances de la Toussaint, nous avons d’abord géré notre sidération chacun séparément. Mais j’ai la chance de travailler avec un collectif très soudé, et nous nous sommes vite retrouvés pour échanger ensemble et préparer la rentrée. Malheureusement, une urgence en chasse une autre et il a fallu aussi gérer le protocole sanitaire.

Nous avons libéré deux demi-journées pour discuter avec les enfants du protocole et rendre hommage à Samuel Paty. J’ai un vrai regret vis-à-vis de l’institution : s’il était tout à fait compréhensible que les raisons de sécurité – après l’attentat de Nice du 29 octobre – l’aient emporté sur la préparation de l’hommage, il est dommage que le ministère n’ait pas pris la peine de le dire, comme si nous n’étions pas capables de le comprendre. Ces silences, dans une situation anxiogène, renforcent la souffrance des équipes.

Claire Bonhomme (CB) : C’est vrai, il y a eu une véritable volte-face dans la gestion de l’hommage, avec de nouvelles directives qui sont arrivées le vendredi pour le lundi. C’est fréquent à l’Éducation nationale (EN). Je suis professeure d’histoire-géographie et ce cours de Samuel Paty renvoie à des objets d’enseignement qui sont les miens. En tant qu’enseignante, l’émotion m’a submergée. Mais très vite, j’ai dû reprendre ma casquette de secrétaire générale de syndicat. Nous avions une réunion au ministère le samedi 19 octobre. Comment gérer cette crise ? Comment se prémunir de tout risque de récupération ? Il fallait répondre aux questions. Sur la réponse de l’EN, il y a eu du dialogue et l’intention de bien rendre un hommage. Les équipes sur le terrain ont vraiment été à la hauteur. Pour que ce temps soit intelligent et intelligible.

Diego Melchior (DM) : J’ai été horrifié à double titre. D’abord, je suis fils d’enseignants et je n’ose même pas imaginer le drame pour les enfants le soir où ils ont appris l’assassinat. Samuel Paty ne faisait que son travail de professeur ; en République, aucun fonctionnaire ne devrait mourir dans l’exercice de ses fonctions. Ensuite, s’est imposée la réaction du syndicaliste avec la participation de la CFDT Île-de-France au rassemblement du dimanche 18 octobre, place de la République, à l’appel de SOS Racisme et de la fédération SGEN-CFDT. Cet attentat a frappé bien au-delà de la communauté éducative : c’est l’ensemble de la communauté de valeurs qui a été attaquée.

« L’école peut apporter des réponses, mais il faut lui donner du temps et des moyens », Claire Bonhomme

Liberté d’expression, laïcité, relation avec les parents d’élèves. Comment aborder ces questions aujourd’hui dans nos territoires ?
LK : Il faut continuer de faire notre travail car il fait obstacle au projet politique des fanatiques. Mais les conditions sont très dégradées dans une société où l’on peut agiter des menaces sans être inquiété. La violence est quotidienne. Je travaille depuis douze ans dans un territoire difficile, la Seine-Saint-Denis, où j’ai connu des assassinats d’élèves aux abords des établissements. Nous accueillons des enfants en grandedifficulté psychologique et sociale. Pourquoi un tel abandon des urgences de santé mentale et de soutien psychosocial dans certains territoires ? Pourquoi un tel manque de psychologues, d’assistantes sociales et d’infirmières dans les écoles ? Les réseaux sociaux sont aussi une vraie question ; les jeunes y passent des heures mais ils mélangent tout. Face à cela, nous allons continuer à développer notre « Parcours citoyen ».

CB : Je suis très sensible à ce que tu dis concernant la santé mentale. L’absence de mots pour dire ce qu’on ressent peut aussi entraîner la violence. Il y a une porosité entre la société et l’école. Des choses se passent dans les établissements qui se prolongent sur les réseaux sociaux et inversement. « Comment chercher l’information » est un apprentissage transversal. L’école peut apporter des réponses, mais il faut lui donner du temps et des moyens, ne pas avoir une approche trop quantitative des programmes. Il faut du temps par exemple pour transmettre la connaissance des religions dans leur articulation avec les sociétés. Il ne faut pas diaboliser la jeunesse et il est important de travailler avec les partenaires de l’école. En particulier, il faut entendre ce que les parents d’élèves ont à dire.

DM : Je suis d’accord. L’apprentissage du vivre ensemble se fait aussi dans les familles. Pendant longtemps, on a pensé qu’il n’était pas nécessaire d’associer les usagers des services publics tels que les parents d’élèves à l’école ou les patients à l’hôpital. La CFDT porte donc aussi une certaine vision de l’usager de l’école et plus généralement des services aux publics. Les parents d’élèves pourraient participer davantage à la vie des établissements, mais il faut les aider à en comprendre les rouages. L’école doit être pensée dans son territoire en lien avec l’aménagement urbain, l’accès au logement, la lutte contre les inégalités... Le tissu associatif joue donc aussi un rôle important. Lutter contre les obscurantismes passe par un investissement réel dans les quartiers où la République a reculé et donc dans les services publics de l’État et des collectivités territoriales, les associations de proximité…

« Pourquoi un tel abandon des urgences de santé mentale et de soutien psychosocial dans certains territoires ? », Laurent Kaufmann

Comment envisager le vivre ensemble pour demain ?
LK : Je pense qu’il faut des espaces où les parents se sentent les bienvenus. L’institution scolaire doit progresser sur ce sujet. Le refus du dialogue est pire que de constater un dissensus. Il faut aussi reconstruire le tissu social local dans lequel les établissements scolaires sont inscrits. On doit aller au contact des associations, avec un dialogue et des projets éducatifs communs. Cela passe aussi par une formation initiale et continue des agents de meilleure qualité. Enfin, il est urgent de ralentir. À l’échelle de mon établissement, la digue a tenu parce qu’on a pris du temps.

DM : Je crois d’abord qu’il faut respecter les gens qui font leur travail, enseignants comme personnels des collectivités locales dans les établissements. Les employeurs publics devraient notamment faire preuve de reconnaissance, accorder plus de place au dialogue social et associer les agents aux prises de décisions qui les concernent directement.

CB : La situation actuelle confirme aussi qu’il faut éviter ce qui est trop descendant. Incarner des valeurs, c’est le rôle des personnels d’éducation mais aussi normalement de nos responsables politiques.

« Au-delà de la communauté éducative, c’est l’ensemble de la communauté de valeurs qui a été attaquée », Diego Melchior