[Dossier] Attractivité des métiers: la négociation s'impose

Publié le 03/11/2022

En Île-de-France, les difficultés de recrutement se généralisent dans le public comme dans le privé. Ce manque d’attractivité met en exergue des problèmes souvent structurels et modifie les rapports de force en faveur des agents et des salariés. Il représente, de manière paradoxale pour des travailleurs en souffrance, une opportunité pour négocier des améliorations des conditions de travail et agir sur le long terme. Zoom sur quelques secteurs parmi tant d’autres.

Photo: Mathilde Mazars/REA

Serveurs, enseignants, conducteurs de bus, soignants… La liste des métiers en pénurie de main-d’œuvre et en difficulté pour recruter ne cesse de s’allonger depuis 2020. Au niveau national, le ministère du Travail dénombrait 368 100 emplois vacants au premier trimestre 2022, un problème qui s’est aggravé depuis. En Île-de-France, cette pénurie se ressent dans plusieurs secteurs clés. À titre d’exemple, dans l’enseignement et rien que sur l’académie de Créteil, qui regroupe les départements de Seine-Saint-Denis, de Seine-et-Marne et du Val-de-Marne, le nombre de postes non pourvus au dernier concours de professeur des écoles était de 660. Encore un exemple, la RATP est à la recherche de 1 500 conducteurs de bus…

 

photo une du dossier

En Île-de-France, 660 postes de professeurs des écoles n'ont pas été pourvus à la rentrée 2022

 

Des causes multiples

Comment expliquer ce déficit, alors que selon une très récente enquête de Harris Interactive, le travail n’a pas perdu de sa valeur et demeure une source de fierté pour 80 % des Français ? Plusieurs raisons peuvent être invoquées, au premier rang desquelles, bien sûr, de faibles rémunérations : ainsi, le salaire médian brut pour des diplômés bac + 5 est de 30 000 euros bruts douze mois après leur prise de fonction. Pour des enseignants, il est aux alentours de 25 000 euros. Mais les bas salaires n’expliquent pas tout. En effet, les mauvaises conditions de travail, le manque de progressions de carrière significatives, la perte du sens au travail sont également avancés par les travailleurs. En Île-de-France, il faut également tenir compte des difficultés que peuvent engendrer des temps de déplacement domicile travail excessifs ou un accès au logement compliqué.

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Jorge Goncalves, secrétaire général du syndicat général des transports Centre francilien et délégué syndical chez Geodis Contract Logistics, témoigne de la dégradation des conditions de travail dans la logistique. 

Prestataire de services logistiques, Geodis a dans son portefeuille plusieurs clients, et non des moindres, comme Amazon, Kenzo ou Leroy Merlin. Son principal objectif est de leur donner entière satisfaction. Geodis affiche des résultats plus que satisfaisants. Dans le même temps, les conditions de travail des salariés ne cessent de se dégrader. Certains salaires sont à la limite du Smic, les horaires de travail peuvent changer tous les jours, rendant ainsi difficile l’organisation de la vie de famille. On nous demande une polyvalence qui se traduit par l’embauche d’agents logistiques d’entrepôt, fonction fourre-tout qui permet aux managers de positionner des salariés malléables. On remplace aussi le personnel qualifié par des intérimaires qui, au bout de quelques mois vont voir ailleurs.

L’horizon est bouché pour les salariés et les intérimaires. Quelle régression ! Pour toutes ces raisons, nous avons appelé à la grève le 27 juin. Celle-ci a permis d’obtenir quelques avancées, notamment une augmentation de 8 % du salaire conventionnel à compter du 1er septembre.

Les jours à venir seront difficiles. La CFDT, ultra-majoritaire avec 72 % aux élections de représentativité, sera aux côtés des salariés.

Métiers essentiels sans reconnaissance

Prenons un exemple. En tête des métiers en déficit de recrutement, les services à la personne à domicile. Selon Pôle emploi, au niveau national, plus de 182 000 postes étaient à pourvoir dans le secteur au premier trimestre 2022. On estime pourtant que, avec le vieillissement de la population, 800 000 aides-soignants à domicile supplémentaires seront nécessaires pour d’ici à 2030. « Alors que de plus en plus de personnes âgées souhaitent rester à leur domicile, notre métier peine à recruter. Il faut comprendre que notre travail est à la fois physique et psychologique. Nous sommes seuls et seules au domicile des familles. C’est une grande responsabilité et cela demande beaucoup de savoir-être et de compétences. Nous sommes garants d’un lien social, notre métier a beaucoup de sens mais notre utilité sociale n’est pas reconnue à sa juste valeur », explique ainsi Esther Nguelada, déléguée syndicale au sein de l’association Aide aux mères et aux familles à domicile du Nord Est parisien et membre du bureau syndical Santé Sociaux 93.


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La problématique des plannings à l’hôpital.
Visuel de Campagne de la CFDT dans le cadre des élections fonctions publiques


Aggravation en Île-de-France

En Île-de-France, le nombre de postes à pourvoir est particulièrement élevé. La densité de la population et les temps de déplacement plus longs expliquent cette pénurie. « Nos salaires sont bas, beaucoup d’entre eux sont en dessous du Smic. Mais ce n’est pas le seul problème. C’est aussi une question d’horaires, avec des coupures de deux à quatre heures, voire plus, dans la journée », poursuit Esther Nguelada. « Notre temps de déplacement n’est souvent pas payé, et en zone rurale certaines associations ne recrutent plus que des personnes possédant un véhicule. Comme il y a de moins en moins d’aides à domicile alors que les besoins augmentent, les personnes en poste sont surchargées. Nous avons moins de temps pour les familles et les listes d’attente pour obtenir une aide s’allongent, parfois jusqu’à trois mois, avec des besoins qui, entre-temps, peuvent évoluer. »

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Auxiliaire de puériculture, Christine Oleszkiewicz est secrétaire de section de la direction de la famille et de la petite enfance (DFPE) à la Ville de Paris (Interco 75) qui regroupe le personnel de cette direction. La CFDT y est la deuxième organisation syndicale et ne compte pas moins de 500 adhérents.

 La situation est critique. Il manque 350 auxiliaires de puériculture mais aussi des agents techniques pour la cuisine, le ménage ou la lingerie. 6000 familles ont quitté Paris mais, parallèlement, les capacités d'accueil dans les établissements ont été réduites. 

Nos métiers sont exposés à des facteurs de pénibilité et malgré les efforts de la direction, les agents ont des troubles musculosquelettiques comme des douleurs aux épaules, genoux et poignets en particulier. 

Les métiers restent par ailleurs trop cloisonnés, avec des fiches de poste de plus en plus rigides. La situation depuis le Covid a amené certains salariés à prendre de la distance vis-à-vis de leur métier: ils ont parfois perdu l'envie. Beaucoup ne peuvent plus supporter les longs trajets vers Paris et souhaitent se rapprocher de chez eux. Les demandes de détachement pour une autre collectivité territoriale, de mise en disponibilité ou de formation pour changer de métier sont donc nombreuses. 

L’accès à la formation pour une reconversion, n’est pas simple et parfois mal expliqué. La généralisation du tout numérique est un frein pour certains. Les mutations d’une « direction » à une autre demeurent aussi compliquées. 

Nous avons obtenu des revalorisations salariales et un passage en catégorie B pour les auxiliaires de puériculture en janvier 2022. Mais la progression de salaire et les perspectives de carrière sont faibles. 

La CFDT milite pour une intégration des primes dans le salaire, notamment dans la perspective de la retraite. 

Changement de mentalités

Or, si autrefois devant cette perte de sens et l’impossibilité de bien faire son métier, on « serrait les dents », ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis la crise du Covid, les mentalités ont considérablement évolué, en particulier chez les jeunes générations qui, face à un marché de l’emploi plutôt favorable, n’hésitent pas à démissionner. Ainsi, en France, toujours selon l’enquête de Harris Interactive, un million de personnes ont volontairement quitté leur poste depuis la fin 2021. Huit sur dix ont trouvé un job dans les six mois. « Notre métier qui était source de fierté ne fait plus rêver aujourd’hui, pointe ainsi Miguel Gomes, secrétaire général adjoint du Syndicat du transport Centre francilien. Les conditions de travail des conducteurs de bus sont très difficiles en Île-de-France avec une amplitude horaire et des secteurs géographiques à couvrir compliqués. Au-delà de ça, l’ouverture à la concurrence se fait dans la douleur. Trois groupes sont en lice et pratiquent le dumping social pour obtenir le marché. La CFDT, très active dans ce dossier, exige que les transferts se fassent dans de bonnes conditions », note-t-il.

 

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Jean-Marc Février, secrétaire général de la CFDT AP-HP, témoigne de la crise dans le milieu hospitalier et de la dégradation des conditions de travail de l’ensemble du personnel. Pour lui, seule une réforme profonde du système de santé public pourra changer la donne.

Nous avons l’impression que nos métiers n’ont plus de sens. Les infirmiers, par exemple, n’ont plus le temps d’accompagner les malades ; ils se limitent à réaliser des gestes techniques. C’est de l’abattage, la qualité du soin fait défaut. Le manque d’effectifs est prégnant dans les services de soins, les binômes aides-soignant.es infirmier.ère.s n’existent plus faute d’effectif suffisant. Les services administratifs peinent aussi : fiches de paye en retard, non-recouvrement des impayés des patients… Cela nous fait perdre de l’argent bêtement, ce qui n’est pas très logique dans un contexte où la gestion de l’hôpital semble être uniquement motivée par le besoin de faire des économies.

Nos salaires sont bas, nous avons perdu nos acquis d’autrefois – alignement de la tarification des crèches du personnel sur celle de la CAF, accès aux logements et aux centres de loisirs restreints… Nos horaires sont atypiques avec des gardes de nuit et le week-end, et les changements de planning du jour au lendemain sont monnaie courante. Il devient très compliqué de concilier vie privée et vie professionnelle, ce qui ne favorise ni l’attractivité ni la fidélisation.

Payer des heures supplémentaires ne va pas résoudre le fond du problème : les conditions de travail dans l’hôpital ont commencé à se dégrader il y a de nombreuses années. Il faut changer le système en profondeur : investir dans l’enseignement de nos métiers, dans la recherche, lutter contre le gâchis à l’hôpital certes, mais comprendre par ailleurs que certains actes techniques ne peuvent être « rentables », donner les moyens, et pas uniquement financiers, aux établissements. Lorsque le Covid est arrivé en France, nous avons bien vu que nous manquions de respirateurs, de surblouses, de masques, de médicaments pour sédater les patients en détresse respiratoire ! Il faut poursuivre l’élan engagé par le Ségur.

Négociations à court, moyen et long terme

Les bus tardent, les urgences hospitalières ferment, les élèves peuvent demeurer trois mois sans professeur, le paiement des allocations arrive très en retard et met des familles entières en difficulté… Au-delà de la souffrance au travail vécue par celles et ceux qui sont toujours en poste, la généralisation des sous-effectifs pénalise aussi les usagers. Ce qui peut pousser l’employeur, qui a tout intérêt à fournir un service de qualité, à cesser de faire la sourde oreille au dialogue social. Ainsi, dans la branche hôtellerie-restauration, des augmentations de l’ordre de 16 % ont été obtenues cette année, permettant de fidéliser mais aussi d’attirer de nouvelles recrues. À l’hôpital, le Ségur de la santé a permis d’enrayer un peu la saignée de personnel. Mais sur le long terme, c’est bien aux problèmes structurels qu’il faudra faire face lors des négociations que la CFDT appelle de ses vœux. Pour y parvenir, un seul chemin à prendre pour les employeurs, dans tous les secteurs : écouter, comprendre et négocier

 

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Florent Ternisien, secrétaire général du Sgen-CFDT de l’académie de Créteil, explique pourquoi les difficultés de recrutement d’enseignants se sont aggravées depuis deux ans. 

Le Covid et la réforme de la formation initiale dans les 1er et 2nd degrés viennent exacerber une crise structurelle du recrutement qui existe depuis plusieurs années et dont l’ampleur ne fait que croître. Au concours de professeur des écoles 2022, seulement 1 000 postes ont été pourvus sur les 2 728 prévus en Île-de-France. Pour certaines disciplines comme les mathématiques, le manque est criant.

La pénurie est aussi très importante pour les médecins scolaires, les infirmières, les accompagnants des élèves en situation de handicap et les assistantes sociales, alors que ces métiers sont primordiaux, et ce manque pèse sur l’ensemble de la structure. Il est aussi très difficile d’obtenir des remplacements et certaines classes sont pendant des mois sans enseignant.

On se recentre en conséquence, sur le cœur du métier et il devient de plus en plus compliqué de partir en formation ou d’obtenir une décharge pour participer aux dispositifs d’aide aux élèves en difficulté.

Les discours négatifs sur le métier d’enseignant peuvent aussi avoir un effet délétère. Sur le marché du travail, l’Éducation nationale, qui recrute à bac + 5, est en concurrence avec des emplois mieux rémunérés. En Île-de-France, les néo titulaires affectés dans la région, connaissent des conditions matérielles très difficiles et ont souvent de grosses difficultés pour faire face à leurs dépenses, de logement en particulier.

Le Sgen-CFDT a tiré le signal d’alarme à de nombreuses reprises auprès du ministère. Comme nous regroupons l’ensemble des personnels salariés de l’Éducation nationale, nous avons un tableau global et concret de la réalité. Au-delà des revalorisations salariales, nous pensons qu’enseigner est un métier qui s’apprend. Quelles formations mettre en place pendant toute la carrière ? Aujourd’hui, tout est fait pour que les débuts de carrière soient difficiles. Nous ne pouvons pas continuer à accueillir les jeunes collègues de cette manière !